Prêtre en paroisse depuis vingt-deux ans, le père Pierre Amar s’interroge sur la décision de ses confrères de quitter le sacerdoce. Tout comme le mariage, affirme le prêtre, le sacerdoce a sa beauté mais aussi ses épreuves. Il ne suffit pas d’être sincère pour aimer courageusement : le véritable amour est un choix qui engage pour la vie.
Si un jour mon frère aîné, que j’affectionne particulièrement, vient me voir pour m’annoncer qu’il quitte sa femme afin de partir avec une collègue de travail, je risque de ne pas bien réagir. Encore plus s’il veut me convaincre que Dieu le veut et que je dois communier à son soi-disant nouveau bonheur. Il réagira probablement de la même façon si je lui annonce quitter le sacerdoce. Nos fidélités respectives n’ont-elles pas des points en commun ?
Depuis que l’Église existe, des prêtres, des évêques même, ont préféré quitter le sacerdoce. J’en connais. Certains sont (et restent !) mes amis. Les uns ont parfois dû assumer une paternité charnelle qui n’était pas prévue. D’autres — pour éviter le mensonge d’une double vie — sont partis avec la femme dont ils s’étaient rapprochés au point de ne plus pouvoir envisager une vie sans elle. Car, oui, un prêtre peut tomber amoureux. Ce n’est pas une maladie ! C’est même la preuve qu’il est resté homme. Mais, comme un homme marié, il peut et devrait se raisonner, se redire que son cœur est déjà pris et qu’il a dit « oui » : c’est le sens de son ordination, de son don total au Christ et à son Église.
Des questions
Beaucoup de ceux qui partent éprouvent aussi des questionnements de foi mais surtout une sorte de lassitude de l’âme, une mystérieuse fatigue, parfois liée (mais pas toujours) à la crise du milieu de vie. Cette fatigue s’accompagne souvent d’une perte du sens de la mission, du rôle du prêtre dans notre Église et dans notre époque, d’un « à quoi bon ? » qui assaille même les cœurs les plus généreux. On a alors l’impression qu’il vaut mieux partir. Qui, en effet, a envie d’être malheureux ? Personne ! Et encore moins d’être malheureux et seul.
Ces départs — on parle d’environ une quinzaine par an en France — sont d’abord pour moi l’occasion d’un examen de conscience très personnel. La vie est longue… avec ses joies et ses épreuves. Qu’ai-je fait, et surtout que n’ai-je pas fait, pour que ce frère soit heureux et épanoui dans son sacerdoce ? Comment a-t-il pu se sentir si seul et si isolé ? Pourquoi n’ai-je pas su recevoir et décrypter les signaux faibles qui m’auraient montré que l’extraordinaire aventure de la vie consacrée le desséchait et l’épuisait ? Qu’est-ce qui, dans le tourbillon de la vie paroissiale et des activités pastorales, l’a convaincu qu’il faisait fausse route alors qu’il a eu, comme moi, pas moins de sept années (parfois plus) pour discerner si ce style de vie lui convenait ? J’imagine que ces questions doivent encore plus hanter nos évêques qui s’interrogent sur d’autres aspects essentiels comme la formation à l’accompagnement spirituel des prêtres, à l’équilibre de leur vie, à la vérité du dialogue avec eux, etc.
Tristesse
Comme je n’ai pas de réponses satisfaisantes à mes interrogations, j’accepte le plus souvent de ne pas savoir, de ne pas juger, de croire que les choses sont « plus compliquées ». Et je continue de prier pour que le Seigneur me garde fidèle, moi qui me sais si fragile et si indigne de le servir à l’autel. Je prie aussi pour ce frère prêtre qui a mis fin à ses jours. Par quel chemin de souffrance est-il passé pour commettre cet acte effroyable !
Ces départs sont souvent vécus comme un abandon, et laissent des traces durables dans la paroisse.
En revanche, je suis plus perturbé lorsque des confrères, au lieu de partir avec pudeur et discrétion, veulent justifier leur choix et accusent l’institution ecclésiale de tous les maux, comme si elle était responsable de tout. Lorsqu’il y a divorce, c’est rarement la faute d’un seul… Je suis profondément triste également, lorsque certains de ces frères semblent faire si peu de cas de la communauté dont ils ont été le pasteur. Ce qui m’impressionne, c’est la dureté de ces départs dans une non-prise en compte des fidèles eux-mêmes. À la fin, et c’est bien normal, les paroissiens se sentent délaissés et trahis. Ce prêtre est celui qui les a mariés, confessés, accompagnés. Il les a même, j’imagine, encouragés quand, eux aussi, ils ont été tentés de tout abandonner. Peut-être leur a-t-il rappelé la fidélité à leurs promesses et leurs engagements ?
Comme un abandon
Ces départs sont souvent vécus comme un abandon, et laissent des traces durables dans la paroisse. On invoque alors la douleur indiscutable d’un homme qui n’en peut plus d’être prêtre, mais peut-on aussi parler de la douleur toute aussi réelle de ces paroissiens qui se sentent abandonnés ? Eux aussi sont dans la peine ! Leur fidélité et leur persévérance sont édifiantes.
Je me souviens de ce prêtre qui m’avait avoué être travaillé par un démon de midi, qui le poussait régulièrement au découragement. En plus de se laisser accompagner et aider, il m’avait confié combien la présence de ses paroissiens, le peuple vers qui il avait été envoyé, l’aidait chaque jour. « Leur fidélité nourrit la mienne, me disait-il, je ne peux pas les abandonner ! Je n’oserais plus me regarder devant la glace. » Quelle foi et quel courage ! Saurai-je avoir la même attitude les soirs de découragement ?
Contexte, formation, nominations
Si aucune situation ne se ressemble, force est de constater que les conditions objectives de la vie de l’Église, plus ou moins difficiles selon les lieux et les époques, ont leur conséquence. Ainsi, dans les années 1970, 32.000 prêtres du monde entier ont quitté le sacerdoce : une hémorragie jamais vue depuis la Réforme protestante. Impossible de nier que le vent de mai 68, avec sa remise en cause généralisée des cadres et des repères, est passé par là. Cette blessure a laissé des traces. Elle s’est accentuée avec la culture du jetable et du provisoire, au refus d’une parole qui engage toute une vie, au cœur d’un monde où l’on encourage les relations sans lendemain, où l’engagement est perçu comme une contrainte à la liberté et le divorce comme une fatalité. On est loin de ces propos lumineux d’une jeune femme à propos de son mari : « Le jour de mon mariage, je ne lui ai pas promis d’être follement amoureuse de lui, à chaque instant, éternellement. J’en serais incapable : les sentiments sont tellement changeants ! Mais ce jour-là, je lui ai promis devant Dieu de le rechoisir chaque matin de notre vie, pour persévérer ensemble au cœur des joies comme des peines de notre existence. »
D’autres éléments objectifs semblent devoir être pris en compte, comme la culture religieuse des paroissiens et leur manière de regarder leur curé. Est-il l’homme du sacré, celui qu’on « dérange » pour recevoir Dieu, pour se confesser, bénir, prêcher ou bien un homme à tout faire, certes un peu mieux formé qu’un laïc mais surtout organisateur-manager-coordinateur-chef d’entreprise-responsable du personnel ? Parfois, ce n’est plus d’abord un pasteur, c’est un cadre. Ce n’est plus un pauvre pécheur, c’est un génie omniprésent à l’unisson de la culture du monde, parfois mondain, souvent invulnérable et touche à tout. Et comme il est devenu un couteau suisse de la pastorale, Jean Mercier n’a plus qu’à décrire sa surchauffe et sa fatigue dans Monsieur le curé fait sa crise : un best-seller (éd. Quazar, 2016).
Consacré, c’est-à-dire mis à part
Ce point précis rejoint aussi la formation du prêtre au séminaire. N’a-t-on pas trop mis l’accent sur une conception du sacerdoce, vu comme un ministère du convivium (faire du bien aux gens), au détriment d’un ministère de la sacralité, de la transcendance et… de la croix ? N’a-t-on pas voulu lisser un peu la figure du prêtre ? Lui avoir fait croire qu’il avait une vocation magnifique, mais que le sacerdoce était de l’ordre du faire et non de l’être ? En mettant trop l’accent sur l’appel qu’il a reçu, on oublie qu’il est d’abord et avant tout mis à part, car consacré à Dieu, au Christ et à l’Église. Son célibat en est le signe.
Mettre ses pas dans ceux du Christ, c’est aussi le suivre le Vendredi saint sur la croix, en attendant un jour la gloire du matin de Pâques !
Rajoutons à cela les divisions et la jalousie entre prêtres, un « sport » hélas assez répandu dans le clergé et qui mine les relations, ou encore des nominations hasardeuses, proches de l’idéologie. Comment s’étonner qu’un jeune prêtre un peu classique, envoyé à l’autre bout du diocèse seul ou avec un curé beaucoup plus progressiste, dans une paroisse très marquée par les clivages, parvienne à tenir ? Bien sûr, le sacerdoce catholique n’est pas une promenade de santé. Mettre ses pas dans ceux du Christ, c’est aussi le suivre le Vendredi saint sur la croix, en attendant un jour la gloire du matin de Pâques ! Mais l’isolement et la fatigue aidant, on en arrive fatalement à remettre en cause le « oui » des origines. Le célibat est plus lourd et perd son sens surtout lorsque la mission devient moins enthousiasmante.
Le célibat : un choix libre, exigeant, fécond
Chacun de ces départs a paradoxalement un avantage : celui de montrer qu’au XXIe siècle, le sacerdoce est un trésor précieux mais fragile. Et que le célibat est un témoignage et un signe de contradiction. Il est consécration entière de sa vie au Christ, comme signe d’un amour exclusif, comme signe aussi que cet amour peut combler un cœur même s’il ne se substitue pas à tout. Par exemple, le prêtre doit — il est vrai — consentir à une certaine solitude et l’apprivoiser au fil des années. Mais cet état de vie n’est ni mépris de la chair ni aversion de la sexualité : c’est un choix libre, exigeant et fécond. En l’assumant, le prêtre témoigne qu’il n’est pas un fonctionnaire, ni un permanent en pastorale, ni un acteur de lien social. Il essaye de montrer que la priorité de son cœur ce sont les autres, et non sa femme et ses enfants, ce qui serait finalement bien légitime. Pour être à tout le monde, il faut n’appartenir à personne.
Les prêtres sont nommés dans des communautés pour les accompagner et les guider. Leur équilibre vient aussi du lien que la communauté établit avec eux.
Il est alors encore plus incompréhensible de constater, parmi certains catholiques, combien ce célibat est mal compris ou parfois même combattu. Lorsqu’un prêtre du diocèse de Lille a quitté le sacerdoce voici quelques années, et l’a annoncé en chaire au cours de sa « messe d’adieu », des fidèles ont applaudi. Applaudiraient-ils le divorce de leur frère ou de leur sœur ?
Soutien de la communauté
Les prêtres ne sont pas des hommes tombés du ciel qui doivent vivre « purs au milieu des impurs ». Ils sont nommés dans des communautés pour les accompagner et les guider. Leur équilibre vient aussi du lien que la communauté établit avec eux. Prions pour nos prêtres appelés et ordonnés pour nous servir. Prions aussi pour nos évêques qui ont la garde du troupeau. Puissions-nous tous ne jamais oublier avec quelle ferveur nous nous sommes allongés de tout notre long, pendant la litanie des saints, le jour de notre ordination, dans une attitude d’abandon et d’immense confiance, en pensant : « Oui Seigneur, je suis un pauvre envoyé vers d’autres pauvres. Je ne sais par quels chemins tu me feras passer mais je marcherai mieux si ta main serre bien la mienne ! »