Qui n’a pas éprouvé un jour l’expérience d’être totalement dominé par le désordre de ses pensées ? Le problème n’est pas dans nos pensées, explique le père jésuite Jean-François Thomas, le problème est le vide de notre âme.
Tout chrétien qui considère avec sérieux sa vie intérieure se rend compte que cette dernière est, comme les monuments historiques, en perpétuel ravalement et que les campagnes de restauration se succèdent sans interruption, tant les matériaux de notre âme sont fragiles. S’il est relativement facile de repérer en quoi nos actions ne sont pas toujours conformes à la volonté de Dieu, nous avons plus de mal en ce qui regarde les pensées, car nous ne savons pas ce qui, en elles, dépend du volontaire et de l’involontaire. La tentation serait grande de les négliger par relativisme, ou bien, au contraire, de tomber dans une culpabilité mortifiante.
Bien des pénitents avouent ainsi leur désarroi dans le confessionnal. Les pensées sont le signe excellent que nous vivons puisqu’elles se forment au contact de la réalité et sont capables, en s’unissant, de nous conduire vers de nouvelles connaissances. Elles sont donc inévitables et nécessaires mais elles se montrent souvent désordonnées et promptes à nous mener dans des domaines que nous préférerions éviter. Elles semblent échapper à tout contrôle et nous maîtriser plus que nous ne les domptons. Cela nous agace ou nous déprime. Comme en ce qui regarde tous les ennemis invisibles, il ne faut jamais les attaquer de front car nous serions sûrs d’y perdre nos forces et de notre latin (ou le peu qui subsiste des unes et de l’autre…).
Même les Pères du désert
Les Pères du désert, tous ces moines et anachorètes des solitudes d’Égypte et de Palestine durant les premiers siècles du christianisme, ont fait l’expérience du combat contre les pensées mauvaises, eux qui, pourtant, avait fui le monde et ses pièges. Le silence, l’isolement, l’ascèse, ne suffisent point à écarter les pensées indisciplinées qui induisent en tentation physiquement, intellectuellement et spirituellement. Un des exemples éminents est celui du père du monachisme, saint Antoine le Grand, livré en proie à tous les démons uniquement par le désordre tempétueux de ses pensées. Nous connaissons le contenu de ces tentations terribles par la Vie de saint Antoine rédigée par saint Athanase d’Alexandrie, son contemporain. Elles sont d’ordre intérieur, puisqu’il est seul au milieu de la nature sauvage et rocailleuse. Il tiendra bon, épuisé et criera vers Dieu sa déréliction, exsangue mais raffermi. Il se plaint en demandant au Seigneur où donc Il se trouvait alors que son serviteur risquait de sombrer. Et le Très Haut lui répondit qu’Il fut constamment à ses côtés.
Ainsi, le chaos des pensées n’empêche pas Dieu d’être présent et de soutenir le soldat dans la bataille. Il serait dangereux de se convaincre que, soudain, seul Satan aurait son mot à dire. Le cœur est bien le siège de toutes pensées, droites et tordues, mais il est aussi la citadelle de la volonté et de l’abandon à la grâce qui soigne et guérit. Face aux pharisiens, Notre Seigneur est clair : « […] Ce qui sort de l’homme, c’est là ce qui souille l’homme, car c’est du dedans, du cœur des hommes, que sortent les mauvaises pensées, les adultères, les fornications, les homicides, les larcins, l’avarice, les méchancetés, la fraude, les impudicités, l’œil mauvais, la folie. Toutes ces choses mauvaises viennent du dedans et souillent l’homme » (Mc7, 20-23). Les pensées ne sont donc pas les seules à se partager le terrain et elles ne deviennent mauvaises que si on leur laisse le champ libre en se persuadant qu’elles sont les seules en cohortes mobilisées et prêtes à fondre sur nous.
Nettoyer sa demeure
Le problème majeur ne réside pas dans les pensées mais dans le vide de notre âme. Nous savons, d’expérience que le Malin occupe ce qui est laissé en friche. Il adore le vide. Si la place est déjà occupée, il y regarde à deux fois. Il est de type parasitaire et profite donc de la moindre faille pour s’introduire chez celui qu’il désire phagocyter. Notre Maître nous a prévenus à ce sujet : « Lorsque l’esprit impur sort de l’homme, il va par des lieux arides, cherchant du repos, et, n’en trouvant point, il dit : Je retournerai dans ma maison d’où je suis sorti. Et revenant, il la trouve nettoyée de ses ordures, et ornée. Alors il s’en va et prend avec lui sept autres esprits pires que lui, et, étant entrés dans cette maison, ils y demeurèrent. Et le dernier état de cet homme devient pire que le premier » (Lc11,24-26).
Ceci signifie bien qu’une maison ordonnée, remplie par autre chose que la saleté et le laisser-aller, fait hésiter les démons, même s’ils ne se contentent pas d’un essai pour investir la place qu’ils convoitent. Si Dieu ne nous habite pas pleinement, alors l’envahisseur déferle. Il est nécessaire de colmater les brèches et d’ériger des murs de protection afin de ne pas être surpris dans son sommeil, dans sa paresse, dans sa négligence.
La régularité est essentielle
Comment nettoyer et remplir notre demeure ? Par la prière, par les sacrements, par les œuvres de charité, par la pratique des vertus, par le rejet des temps morts où la vigilance baisse la garde. Pour cela, la régularité est essentielle. Le ménage ne doit pas avoir lieu de temps en temps, lorsque nous n’avons rien de mieux à faire. Il faut le programmer et s’y tenir. Les moines ont bien compris que la Règle n’est pas un carcan mais un instrument de libération car elle occupe l’esprit et le cœur à chaque minute de la journée s’écoulant dans le sablier. Les pensées mauvaises ne peuvent être contrôlées et annihilées que si elles sont remplacées par des pensées pures naissant de toutes les activités ordinaires et de la dévotion y compris dans les plus infimes détails. D’où l’importance aussi des sacramentaux, si négligés de nos jours, tels l’utilisation de bénédictions, l’eau bénite, les prières d’exorcisme ordinaire, les scapulaires et les médailles etc.
Cela fait peut-être sourire les esprits qui se croient forts et détachés des superstitions de bonnes femmes. Il n’empêche que tout ce qui occupe l’âme et la tourne vers Dieu et les biens spirituels contribue à la victoire contre les pensées infestées. Ainsi pourrons-nous atteindre ce que l’Apôtre enseigne : « Tout ce qui est vrai, tout ce qui est pur, tout ce qui est juste, tout ce qui est saint, tout ce qui est aimable, toute bonne réputation, tout ce qui est vertueux, tout ce qui est louable dans les mœurs, soit l’objet de vos pensées » (Ph4, 8). Nous sommes invités à poser un filtre à l’entrée de notre âme. Ainsi, tout ce qui est étranger à sa santé sera éliminé, refoulé. Certes, ce ne sera que pour un temps car, dans ce domaine, aucune victoire n’est définitive, d’où l’extrême humilité qui doit accompagner le moindre laurier, provisoire et vite fané.
Chasser les importuns
Garder son cœur nécessite un assainissement régulier de l’environnement. Si nous nous exposons sans prudence à toutes sortes de dangers, le voleur finira par s’introduire chez nous et à y faire sa demeure, comme ces « squatteurs » qui, impunément, se considèrent chez eux malgré les gesticulations et les démarches des propriétaires légitimes. Le Christ nous redit : « L’homme bon tire le bien du bon trésor de son cœur, et l’homme mauvais tire le mal du mauvais trésor. Car la bouche parle de l’abondance du cœur » (Lc, 7, 45). Nous sommes des êtres partagés. À nous de tout mettre en œuvre pour rétablir un certain équilibre et pour chasser les importuns. Dans ce beau texte médiéval du Bestiaire moral de Gubbio, l’auteur présente notamment le hérisson qui, selon lui, secoue les ceps de vigne pour récolter le raisin mûr dont les grains se fichent sur ses piquants, et retourne ainsi chez lui. Attitude bien imprudente car il ramène ainsi dans son repaire ce qui sera sa perte :
« Avec l’homme ainsi agit l’Ennemi :
quand il est en lui, il s’enfonce tant,
qu’il le conduit jusqu’à la damnation »
(VIII, Du hérisson).
En un temps où toute discipline, tout sacrifice, toute règle, toute pratique ascétique sont méprisés, rejetés comme des pratiques d’un autre temps, nous ne devrions pas écouter ces sirènes et mettre en place les remparts qui protègent et les instruments qui nettoient et qui mettent en ordre, ceci afin de décourager l’opiniâtreté de Satan et de ses légions qui recherchent les vides pour s’y installer et prospérer. Si nous ne sommes pas toujours maîtres de l’émergence subite des pensées mauvaises, en revanche, nous sommes bien libres de les accepter, de les laisser prospérer, ou bien au contraire de les battre à plate couture. Secouons régulièrement les tapis à la fenêtre de notre âme. Il est toujours opportun de lancer un grand ménage de printemps pour rattraper le temps perdu et, ensuite, d’entretenir soigneusement ce qui a été désinfecté et briqué. Satan a horreur du propre.