Le débat sur l’usage « partagé » des églises communales avec des activités profanes est un débat dangereux, avertit le juriste Christophe Éoche-Duval, président d’une association patrimoniale. Dès lors que la loi de 1907 protège l’usage exclusivement religieux des édifices affectés au culte catholique, c’est aux catholiques et à eux seuls de décider de l’utilisation de leurs églises. Tant que la loi ne change pas.
Le devenir des 40.000 églises qui maillent notre pays, héritage spirituel en pierres de la France « fille aînée de l’Église », aurait dû préoccuper plus tôt. Les signaux d’alerte (désertification rurale, effondrement de la pratique et des vocations, rareté de l’argent public) étaient bien prévisibles. Les faits sont à présent devant nous. Il n’est jamais bon de traiter un problème lorsqu’on n’a plus le recul nécessaire pour l’analyser et le solutionner. C’est un homme d’Église qui a eu ce fin mot : « On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment. »
Après avoir donc trop longtemps ignoré la question du sort des églises (pas seulement dans les communes rurales) recevant qu’épisodiquement la visite d’un prêtre et de fidèles, voilà qu’une agitation presque suspecte anime un certain nombre d’acteurs, tous censés très bien disposés pour se préoccuper de leur devenir. De rapport (des sénateurs Anne Ventalon et Pierre Ouzoulias), en colloque (le 2 juin dernier), de petites phrases en petites touches, en passant par la « case Mont-Saint-Michel », on avancerait, mais à bas bruit, sur le chemin du « multi-usage » des édifices religieux. Pour mieux les « sauver ». Comprendre par « multi usage » : des usages profanes non exclusifs d’une vocation cultuelle.
Revenir au droit
Ayant lancé dans une tribune de La Croix (18 janvier 2023) la proposition d’« états-généraux du sauvetage du patrimoine à caractère religieux » — approche vigoureuse, mais transparente et volontariste — qu’il nous soit permis de prolonger ici ce débat. Comme dans un match pour voir jusqu’où ira l’autre dans ses concessions, chacun y va de son usage des églises, de celui réputé « compatible » (père Gautier Mornas, directeur du département art sacré de la Conférence des évêques de France) à l’usage « partagé » (Pierre Ouzoulias), pour légitimer que les églises demeurent tantôt principalement affectées au culte catholique, tantôt accessoirement affectées à un culte.
Dépassons cette manière de poser le problème en revenant un peu au droit. La question qui agite le sort de dix à vingt milles églises, en grand danger de ne plus être desservies par un culte ni maintenues en bon état, ne concerne que… l’Église catholique. Il faut le souligner. Pourquoi ? Rappelons ce que savent peut-être mal les fidèles de 2023. Après la loi de 1905 et jusqu’à l’accord trouvé avec Rome en 1924, l’Église catholique, du fait de son refus de se soumettre aux « associations cultuelles » (contrairement aux cultes protestant et israélite) n’a pu légalement rentrer en « propriété » des édifices inventoriés en 1905. Ces milliers d’édifices ont basculé, ipso facto, dans la propriété publique soit de l’État (cathédrales) soit des communes (les autres). C’est la loi de 1905. Moins connue, une loi ultérieure du 2 janvier 1907 concernant l’exercice public des cultes va cristalliser à son article 5 (en vigueur) une situation ambivalente :
À défaut d’associations cultuelles [cas des seuls catholiques], les édifices affectés à l’exercice du culte, ainsi que les meubles les garnissant, continueront, sauf désaffectation dans les cas prévus par la loi du 9 décembre 1905, à être laissés à la disposition des fidèles et des ministres du culte pour la pratique de leur religion.
Après 1924, les associations diocésaines prendront la place d’affectataire de ces églises, à titre « légal, gratuit, permanent, perpétuel », selon la jurisprudence. Tel est le régime légal.
Églises désaffectées et non désaffectées
Deux cas existent pour les églises dites anciennes. Soit elles sont désaffectées, après une procédure lourde (le culte n’est plus desservi depuis plus de six mois et l’association diocésaine en a donné son aval), et la question de leur usage ne se pose plus : devenues la propriété privée de commune, ou même vendues par elle à des privés, elles deviennent ce que veulent en faire leurs propriétaires profanes sous les seules contraintes du droit de l’urbanisme. L’amoureux du patrimoine que je suis leur espère toujours un usage patrimonial conforme à leur passé (salle de musée en particulier), mais les fidèles catholiques n’ont plus leur mot à dire. Seule demeure la question, très sérieuse, que les fidèles consentent aux désaffectations (environ une dizaine chaque année selon l’Observatoire du patrimoine religieux), alors qu’elles sont opérées dans des conditions assez opaques de la part des évêchés, faisant bien peu de cas de consulter les fidèles de la base ou les riverains…
Reste les autres édifices d’avant 1905, non désaffectés. C’est d’eux dont on débat actuellement. Permettez-nous une exclamation : ces églises devraient être l’affaire exclusive des fidèles catholiques, pour deux raisons ! Seul le culte catholique et aucun autre culte n’est concerné par l’occupation de ces édifices, puisqu’en 1905 il n’a pu rentrer en propriété de ces/ses églises, quoiqu’historiquement chrétiennes ; ensuite, cette occupation par le culte catholique n’est qu’une forme de réparation morale par la loi de 1907 d’une forme de spoliation en 1905.
Un droit d’usage
À l’égard de l’État comme de leurs instances, les fidèles catholiques revendiquent-ils comme il se devrait leur légitimité à décider des « usages » de « leurs » églises ? Voilà une question synodale (franco-française) nettement moins mise en avant… Si les catholiques étaient fermes sur la loi de 1907, ils en déduiraient que si la loi protège et consacre un usage, c’est bien plutôt le « mono usage » d’être « à la disposition des fidèles et des ministres du culte pour la pratique de leur religion »! Ne faudrait-il pas que les « fidèles » du culte catholique, cités dans la loi à égalité avec les « ministres du culte », se convainquent davantage de ce « monopole » légal, jusqu’ici ni abrogé ni amendé ni caduc ? Imagine-t-on un autre corps social (syndicat, association, entreprise…) se voyant reconnaître par la loi un droit d’usage et ne pas le défendre bec et ongle ?
Sans forcément faire disparaître l’usage occasionnel du culte, une nouvelle loi ouvrirait les églises à d’autres usages collectifs (d’ordre culturel, festif, touristique, associatif).
En défendant ce droit, une réflexion complémentaire pourrait émerger, quel est le niveau de garantie et de sécurité juridiques qu’offre la loi de 1907 dans le nouveau contexte de la Constitution de 1958 ? Question qui n’est pas anodine, à relier avec la revendication rampante d’usages « mixtes » finissant par s’imposer au mépris de la… loi. En d’autres termes, la loi de 1907 a-t-elle valeur de simple loi ou une valeur supérieure aux lois ordinaires ?
La loi peut-elle changer ?
Sans qu’on le mesure, le président Macron a réalisé une petite révolution juridique à l’égard de la « sacro-sainte loi de 1905 » en faisant adopter sa loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République (plus connue sous le nom de la loi contre le « séparatisme »). Jusqu’ici, aucun chef d’État n’avait osé amender et modifier le texte de la loi de 1905 resté quasi originel. Ce faisant, Emmanuel Macron a démontré qu’elle peut évoluer — comme n’importe quelle loi — en l’amendant et modifiant assez substantiellement en 2021 (seuls ses articles 1er et 2 demeurent à ce jour intacts). L’esprit de réforme n’a pas (encore) atteint la loi de 1907.
Mais qu’en sera-t-il demain ? Le pourrait-on ? Soit l’article 5 de la loi de 1907 est ravalé au rang de simple loi, et une majorité législative pourrait remettre en cause, un jour, la question des « usages ». Sans forcément faire disparaître l’usage occasionnel du culte, une nouvelle loi ouvrirait les églises à d’autres usages collectifs (d’ordre culturel, festif, touristique, associatif). Soit l’article 5 de la loi de 1907 est jugé comme jouissant de garanties constitutionnelles, comme l’a tranché le Conseil constitutionnel pour le Concordat à l’égard des départements alsace-mosellans. Et en ce cas, aucune majorité législative (ni l’État ou les communes) ne pourrait — à l’inverse — porter atteinte à l’usage exclusif du culte catholique. Ce combat juridique mériterait d’être évalué par l’Église. Après tout, la conférence des évêques d’Amérique n’hésite souvent pas à défendre ses droits jusque devant la Cour suprême.
Car si l’usage d’être « à la disposition des fidèles et des ministres du culte pour la pratique de leur religion » est indiscuté, c’est bien aux « fidèles et ministres du culte » catholique de débattre, mais en leur sein, de la question pertinente de la continuité (sous quelles multiples formes spirituelles ou pastorales) de cette affectation à « la pratique de leur religion ». Comme c’est également aux seuls « fidèles et ministres du culte » catholiques de délivrer leur accord préalable à d’autres activités. Il serait préférable d’ailleurs qu’ils anticipent et accompagnent ces activités tierces, plutôt que les subir ou se les voir « imposer ». Voilà de beaux sujets d’une authentique synodalité, par essence diocésaine (canon 460), à suggérer de mettre en place. Décidemment, le cardinal de Retz avait raison. Il est préférable de sortir « de l’ambiguïté » dans laquelle ce débat sur les usages « compatibles » ou « partagés » risque de nous entraîner, par la manière avec laquelle il est posé, au risque que ce soit à notre futur« détriment ».